Bertrand Lavier
“On démonte la peinture, on la désacralise et à la fin on la magnifie”
Interview by Frédéric Caillard, May 2019
[This interview has been carried-out in french. An English translation is underway and will be made available to Abstract Room’s readers at a later date]
Vous avez très récemment introduit un nouvel élément dans votre travail, en utilisant des couleurs qui ne correspondent pas aux couleurs réelles des objets que vous recouvrez de peinture. Ces nouvelles couleurs évoquent les palettes de Martial Raysse, d’Andy Warhol, mais peuvent aussi faire référence au Fauvisme. D’où viennent-elles pour vous ?
Vous êtes sur de bonnes voies. Il y a une esthétique un peu pop, avec des objets populaires… Depuis 30 ans, je peins des objets de la même couleur (les touches noires d’un piano en noir, un frigo blanc en blanc…). C’est lié à la peinture emblématique de Magritte Ceci n’est pas une pipe, qui évoquait un problème de manière très simple, et je me suis dit que l’on pourrait aussi peindre la pipe elle-même. Si l’on peint sur la pipe, ceci n’est plus une pipe mais ceci en est encore une. C’est comme ça que ce chantier est né. Donc presque 30 ans après, je me suis dit que c’était intéressant de rebattre ces cartes-là, car la couleur était en même temps présente et absente, la question de la couleur ne se posait pas pour un piano noir… Quand j’ai fait la série des Frank Stella en néon, le premier Frank Stella (qui était au palais de Tokyo il y a quinze ans) était bleu et blanc. Ca ne m’a posé aucun problème, et c’est bien après que je me suis dit qu’il n’y avait pas de Stella bleu et blanc. Tout ça dormait. Et puis il y a trois ans j’ai peint une petite commode de style Louis XV bleue. Cette commode était véritablement bleue parce que réalisée avec du vernis Martin qui était à l’époque très prisé, très à la mode car ça imitait la laque chinoise, bleue ou rouge. Donc j’ai peint cette commode et on se demandait si cette commode était vraiment de cette couleur. Puis je me suis dit que j’allais changer les couleurs de manière plus radicale, c’était une voie presque indispensable à explorer et je suis passé dans une sorte de période fauve.
Il y a une œuvre dans votre exposition chez Kamel Mennour qui est particulièrement intéressante dans son traitement de la couleur : un tissu d’ameublement qui est recouvert de peinture. Une des caractéristiques d’un tissu d’ameublement est qu’il peut être décliné en plusieurs gammes de couleurs, et que le grand public ne connaît pas a priori sa couleur. Donc avec ce tableau la question de la définition de la couleur naturelle ou artificielle devient toute relative, et vous apportez une réponse visuelle très pertinente en recouvrant seulement partiellement le tissu de peinture. Si vous faisiez un recouvrement total…
… Cela deviendrait une peinture normale.
Vous pouvez nous parler de cette oeuvre ?
C’est la dernière collection de chez Nobilis, ce tissu-là sert à faire des rideaux. J’ai choisi une dominante verte pour l’exposition à la galerie, mais ce même motif est décliné dans des dominantes rouges ou jaunes. Ce motif est très ambigu, c’est un tissu dont on dirait en bon français qu’il est très painterly, on sent la brosse, il y a des transparences, il est particulièrement original. En le peignant, je joue le peintre, mais j’en deviens aussi un. Si on avait un tissu avec des aplats de couleurs très francs, l’ambigüité serait différente. Et effectivement vous avez raison, il faut que la fenêtre laisse une marge suffisante pour qu’on puisse faire un rapport entre cette peinture et ce tissu, alors que quand vous voyez l’autre tableau qui s’appelle Vézelay, on se doute qu’il s’agit de tôle et que c’est le panneau de signalisation lui-même qui est repeint. Et l’on sait que ces panneaux ne sont pas fauves mais qu’ils sont dans une dominante ocre ou terre de sienne. C’est très amusant car il y a des pays qui n’ont pas la culture de ces panneaux touristiques. Les américains ne connaissent pas ce principe-là, donc pour eux cela devient un vrai tableau, il y a une double détente quand ils regardent ce tableau.
Dans cette nouvelle exposition, on a l’impression qu’il se passe quelque chose d’important dans votre travail. « Lavier » a toujours été synonyme de dualité. Vous avez greffé des chaises, superposé deux objets, mis deux couleurs côte-à-côte, confronté la peinture avec le ready-made, ajouté un socle à un objet, fait un aller-retour entre l’imagerie populaire et la sphère muséale… Et là, vous semblez ajouter une troisième dimension à votre travail. Pour simplifier, on passe de Duchamp + Van Gogh à Duchamp + Van Gogh + Warhol. Cette troisième dimension intervient dans le même geste, ce n’est pas une succession d’étapes à deux éléments, comme par exemple lorsque vous présentez un objet recouvert de la touche Van Gogh sur un socle…
C’est vrai qu’il y a une véritable mise en scène de la greffe dans mon travail, mais je n’ai pas du tout raisonné dans ces termes-là. Les spectateurs ont des figures de proue dans leurs imaginaires, je connais ces figures mais je ne fonctionne pas comme ça. Je ne suis pas un chimiste qui prend une dose de Duchamp et trois doses de Brancusi. Ca ne peut pas se fabriquer comme ça. Mais qu’on puisse le lire comme ça, je veux bien le croire… Je vois ça d’une manière beaucoup plus générale. Je pense qu’il y a une entreprise de je t’aime moi non plus vis-à-vis de la peinture, dans cette exposition particulièrement. On la démonte, on la désacralise et à la fin on la magnifie et ce sont ces rapports-là qui sont perpétuellement mis en jeu. C’est plus sur ce terrain-là que j’ai abordé cette exposition.
Une autre hypothèse que l’on peut émettre en regardant cette exposition est la présence d’une imagerie qui commence à se rapprocher du terroir, avec la pièce de charrue et le panneau touristique d’un village de Bourgogne.
C’est très juste, mais j’ai toujours mélangé ça, la culture populaire, des univers rustiques et urbains. Là on a le piano qui est un objet de prestige, la charrue qui représente la campagne, le travail puis l’extincteur qui est industriel. Je mets à égalité ces trois objets alors qu’ils ont des échelles très différentes et des poids très différents. J’espère que tout ça cohabite au même niveau, c’est ça qui m’intéresse. Je me suis souvent intéressé à ça. Très tôt j’ai mis des silos à engrais sur des cabanes de chantier.
“Le langage [est] une chose fondamentale pour moi”
Quand vous présentez une pièce de charrue John Deere, est-ce le jeu de mot « un soc sur un socle » qui vous motive ?
Non, mais ça tombe bien. Je pense que si ça avait été ça la motivation, je ne l’aurais pas peint, je me serais contenté du jeu de mot, mais c’était un peu court… La charrue a une forme esthétique très sophistiquée et très épurée, je m’en suis servi à quelques reprises. Je pense qu’à Paris, dans les grandes villes, on a du mal à identifier ce que c’est. Et le fait qu’elle soit traitée avec cette couleur, on la perd encore plus.
La série dans laquelle vous peignez des objets avec une touche Van Gogh fusionne l’objet et sa représentation. Le premier artiste qui a été célébré pour faire ça, était Jasper Johns, avec ses numéros, ses cartes des Etats-Unis et ses cibles qui – une fois peints – deviennent aussi de véritables numéros, cartes et cibles. Dans le cadre de votre chantier sur la couleur, vous présentez trois néons qui forment les mots bleu, jaune et vert, mais qui émettent des couleurs différentes. Cette œuvre s’inscrit également dans la filiation de Jasper Johns, qui a écrit dans ses peintures les noms des couleurs dans des teintes divergentes…
… Vous avez bien compris que le langage était une chose fondamentale pour moi. Le tableau avec deux couleurs framboise (ndlr : un tableau où Bertrand Lavier présente côte-à-côte les couleurs « framboise » de deux marques de peinture, mettant en évidence une différence de teinte – voir photo ci-dessus) est lié au langage, à la manière dont on attrape le monde. Le nom même de la couleur y est sujet à caution, on est dans un problème insoluble… Quant au néon, il m’a interpelé quand j’ai commencé à faire les Stella. Ce qui m’intéressait c’était la couleur pure. Je n’ai pas inventé cela, Dan Flavin a bien vu que la couleur pure était du néon, c’est lui qui l’a montré de manière la plus magique. J’avais vu une exposition à la maison rouge sur le néon, où 80% des œuvres étaient des œuvres écrites ou dessinées. Donc je me suis dit que contrairement à ce que je pensais, on pouvait écrire en néon, et que ça serait peut-être intéressant de réaliser ce triptyque avec de la couleur pure. J’ai bien réfléchi avant de le mettre en œuvre et de l’exposer, parce que je me disais qu’il y avait une artiste ou un artiste qui avait dû faire ça, une idée aussi simple, aussi évidente. On a cherché avec des amis plus érudits que moi, on pensait évidemment à Bruce Neumann, à des gens comme ça qui travaillent beaucoup, mais nous n’avons rien trouvé. Je savais aussi que cette question existait en phénoménologie. Il y a eu des expériences où on enlève des lettres d’un mot, où on écrit vert sur un fond bleu, mais on est dans la lecture, pas dans la couleur, c’est un mécanisme différent. C’est très subtil, mais chez Jasper Johns aussi, on est dans la peinture, pas dans la couleur. Le néon a cette immatérialité, cette vertu : on est dans la couleur pure.
Et il y a quelque chose d’extraordinaire dans cette œuvre : lorsqu’on la prend en photo, le rouge tend vers le jaune, la représentation photographique de l’œuvre revient vers le réel ! Cela évoque vos Walt Disney Productions, que l’on peut actuellement voir dans les jardins de l’hôtel Bristol à Paris. Dans cette série, vous avez réalisé à l’échelle humaine les tableaux et les sculptures d’un musée d’art moderne que l’on voit dans un épisode de Mickey. Vous y faites une sorte d’aller-retour entre le domaine de l’art et l’imagerie populaire qu’il génère. La bande dessinée initiale date de 1947…
… Oui, et elle a été réédité en 1977 dans le Journal de Mickey.
Vous avez choisi de matérialiser les sculptures de la BD en une sorte de résine plastique, alors que cette matière ne faisait pas partie des matériaux utilisés à l’époque, comme le bronze ou le marbre, ce qui est très audacieux. Pourquoi ce choix ?
C’est très simple. On est aussi dans une question de couleur. Dans la BD, les sculptures sont bleues, jaunes ou vertes. J’ai trouvé que la résine était le matériau approprié pour que d’emblée ces sculptures manifestent leur côté totalement anormal. Quand vous êtes en présence de ces sculptures, vous avez l’impression qu’elles viennent d’ailleurs. Elles ont traversé la zone de la fiction et elles arrivent dans le réel. Si j’avais pris du plâtre, du bronze ou de la pierre pour les réaliser, ça aurait été des sculptures assez ordinaires, ou pour quelques-unes même assez mauvaises. Mais leur fabrication totalement artificielle manifeste leur fiction, qui est leur mode d’existence.
Les tableaux sont quant à eux assez classiques…
… Oui, c’est un cliché de l’art de l’époque.
Mais pour revenir aux sculptures et au dessinateur de Walt Disney, c’était révolutionnaire en 1947 de les représenter avec un unique aplat jaune sans aucune nuance ni relief…
… Je pense aussi que pour le studio Disney, il ne faut pas perturber l’importance des personnages. Si vous vous mettez à trop fouiller, comme dans Blake et Mortimer par exemple, où il y a un souci du détail extrêmement poussé, les héros deviennent un peu plus volatiles, ils n’ont pas la présence qu’ont Tintin ou Mickey qui occupent l’écran.
“Les choses importantes persistent, insistent”
Comment fonctionnez-vous au quotidien ?
J’ai une méthode complètement aberrante : je n’ai aucune méthode. J’ai des ateliers en Bourgogne et à Paris. Je n’y vais pas tous les jours, loin de là ! On me dit souvent que ça doit être inspirant de travailler en Bourgogne, mais ça ne m’inspire pas plus que d’être dans le métro. Je fais beaucoup de choses qui n’ont rien à voir avec l’art pour me distraire, et de temps en temps les choses s’imposent à moi et je les fais. Les choses importantes persistent, insistent. C’est un processus très lent, que je ne contrôle pas. [En montrant ses dernières œuvres] 30 ans pour arriver à ça ! A un moment, je juge que c’est intéressant, ou pas. Intéressant, je trouve que c’est un adjectif qui est tout à fait dévalué. Aujourd’hui on dit « c’est très beau », « c’est formidable », mais ce n’est pas intéressant. Je préfère des choses qui soient esthétiquement sujettes à des controverses mais qui aient une densité, qui soient capables d’accompagner les œuvres. […] Je donne souvent l’image des oiseaux de proie à qui on bande les yeux pendant le temps qu’il faut. D’un seul coup on leur enlève le masque et ils foncent sur leur proie immédiatement. Il y a une chose qui est très proche de ça pour moi. Je me distrais et d’un seul coup la chose s’impose et je fonce pour la réaliser. Mais après ça peut être très long, parce que techniquement, ça peut poser des problèmes qui sont lourds. Par exemple, pour les néons, vous allez voir des néonistes et ils vous disent « non, on ne peut pas faire des tubes aussi rapprochés ». Donc il faut avoir l’intelligence d’un animal insistant, parce que si vous les croyez, les choses ne se font jamais.
Qu’est-ce que vous trouvez intéressant dans l’art aujourd’hui ?
Plus le temps passe plus on est dans son monde, ce qui est d’ailleurs pitoyable : je suis plus envahi par mon travail au bout de quarante ans qu’au bout de dix ans, ce qui n’est pas forcément agréable… Je suis un spectateur extrêmement distrait, je vais voir assez peu d’expositions. Je suis sensible à certaines choses, mais contrairement à d’autres ça ne me nourrit pas, et je connais très peu de jeunes artistes… J’aime bien Loris Gréaud, il cherche des choses, il invente des choses, il est intéressant.
Comment voyez-vous votre vie d’artiste du haut de vos 70 ans? Avez-vous un message à destination des jeunes générations ?
Si j’avais 20 ans aujourd’hui – c’est une conversation absurde mais c’est pour ça que c’est amusant – je pense que je n’irais pas dans le monde de l’art visuel. Je chercherais un terrain d’aventures, un terrain de jeu moins contraignant, moins sujet à des pressions exogènes. Aujourd’hui, les critères esthétiques qui viennent valider une œuvre d’art arrivent souvent en 2ème ou 3ème position, ils ne sont pas essentiels. Ils ne le deviennent qu’après 10, 20 ou 30 ans. Le monde de l’art est une sorte de western, le marché de l’art est extrêmement prescripteur, très toxique et totalement injuste. Il y a des artistes de très haut niveau qui sont dans l’ombre, des artistes de niveau extrêmement faible qui sont dans la lumière. Mais paradoxalement cette injustice-là n’est pas forcément négative, car si on voulait rendre les mérites, il faudrait définir des critères…
Et si on vous renvoyait à vos 20 ans ?
Là je recommencerais, absolument ! J’ai l’impression que le territoire de l’art était un territoire où les aventures étaient beaucoup plus libres quand j’avais 20 ans. Peut-être me trompe-je… Mais heureusement que l’on ne pense pas comme ça à 20 ans !
Est-ce que vous travaillez dans une direction particulière en ce moment ?
Non, je ne sais jamais ce qui va se passer. Par exemple j’ai fait une petite sculpture dans une exposition qui est à la fondation Carmignac à Porquerolles. C’est une sculpture… une peinture… les deux en même temps, qui est sur une pelouse, d’un très beau vert, que l’on ne peut voir que de l’intérieur grâce à une grande baie vitrée d’1m sur 6m de long. Sur cette pelouse j’ai posé à gauche un parasol Coca-Cola et à droite un parasol Ricard, côte-à-côte, une sorte de petit flirt estival, sous le ciel bleu. Il y a tout un jeu sur la couleur, évidemment, et puis la symbolique. Jamais je n’aurais pensé que je ferais ça, bien évidemment. C’est plutôt les sollicitations qui me font percuter sur une chose ou une autre. Pour reprendre ce que l’on disait au début de notre conversation, je n’arrive pas le matin en disant « je vais travailler sur cette chose ». Je ne pourrais pas faire ça.
Illustration images (from top to Bottom): Erard, 2019, Peinture acrylique sur piano, 99,5 x 148 x 180 cm. Vue de l’exposition, kamel mennour (47 rue Saint André des Arts), Paris 6, 2019: Artengo, 2019, Peinture acrylique sur plateau de table de ping pong, 154 x 274 cm Nobilis n°3, 2019, Peinture acrylique sur toile, 180 x 145 cm Vézelay, 2018, Peinture acrylique sur panneau de signalisation routière, 140 x 240 cm Arex, 2019, Peinture acrylique sur extincteur, 74,5 x 20 x 18 cm. Vue de l’exposition, kamel mennour (47 rue Saint André des Arts), Paris 6, 2019: Bleu, jaune, vert, 2019, Néons vert, rouge et bleu, Vert : 21,5 x 43,5 cm, Rouge : 26,5 x 46,5 cm, Bleu : 16 x 34,5 cm Rouge Framboise par Tollens et Valentine, 2019, Peinture acrylique sur toile, 170 x 140 cm Suite Paris by Bertrand Lavier, Le Bristol Paris – 2019 Artengo, 2019, Peinture acrylique sur plateau de table de ping pong, 154 x 274 cm All pictures: © ADAGP Bertrand Lavier - Photo. archives kamel mennour - Courtesy the artist and kamel mennour, Paris/London